Je vous invite à explorer, dans le 16e arrondissement de Paris, les allées romantiques d'un jardin ombragé par des arbres centenaires. Dans le prolongement de la chaussée de la Muette, cette parenthèse d'élégance et de verdure « à l'anglaise » abrite un kiosque à musique, un théâtre de Guignol, un ancien manège de chevaux de bois et plusieurs statues et groupes sculptés. Les promeneurs apprécieront une représentation de Jean de la Fontaine, notre fabuliste national, ancien Maître des Eaux et Forêts. (Vous découvrirez son monument dans le second chapitre de cette promenade.)
J'aime beaucoup lire et musarder en ces lieux. Je m'y suis promenée en compagnie de CHRIS dont je vous encourage à connaître (si ce n'est pas déjà le cas) le blog « Au fil des jours et des menus plaisirs ».
Chère Chris, en souvenir de notre flânerie d'amitié, je t'offre avec tendresse ces quelques fleurs, photographiées en mai 2013.
Cet espace bucolique, au plan triangulaire, fut aménagé en 1860, sous la conduite du Préfet Haussmann (1809-1891), par l'ingénieur Jean-Charles Alphand (1817-1891). Il s'étend sur une superficie de plus de 60 000 m2, à l'emplacement du « Petit Ranelagh », lieu très en vogue au XVIIIe siècle.
Sur les pelouses du château de la Muette, rendez-vous de chasse traditionnel des rois de France, un garde de la barrière de Passy nommé Morisan fit établir un « salon de danse avec café, restaurant et spectacle » que fréquentèrent assidûment les dames et les gentilshommes de la Cour.
Il faisait référence à un bal de « grande renommée » instauré à Londres par Lord Ranelagh, un noble irlandais devenu pair d'Angleterre. Ce « personnage » haut en couleurs avait fait installer dans sa propriété de Chelsea une rotonde à musique où se pressaient les membres de la bonne société.
La Rotonde du Ranelagh, 1754, par Giovanni Antonio Canal dit Canaletto (1697-1768).
(Les peintures et les gravures illustrant mon article viennent du site « The Royal Borough of Kensington and Chelsea Library » et de Gallica.bnf.fr).
Dès son ouverture, le 25 juillet 1774, le « Petit Ranelagh » fut apprécié par Marie-Antoinette et son beau-frère le comte d'Artois. Il devint le rendez-vous incontournable des nobles en quête de plaisir.
Extrait du film Marie-Antoinette, réalisé par Sofia Coppola (2006).
Le comte Charles Philippe d'Artois (1757-1836), futur Charles X, était un grand-ami de Marie-Antoinette qui partageait sa passion pour la fête et le jeu. En octobre 1777, naquit le domaine de Bagatelle, merveilleuse « folie » située à la lisière du bois de Boulogne, grâce à un pari lancé entre les deux jeunes gens.
Jusqu'en 1789, le Ranelagh fut le rendez-vous festif de la Cour et de la Ville. Fermé pendant la Révolution, il rouvrit sous le Directoire (1795-1799) et retrouva son immense popularité.
On y rencontrait les Muses de la capitale et parmi elles, trois figures emblématiques de leur époque. On appelait les « Trois Grâces » ou les « Gloires du Ranelagh ». Il s'agissait de Thérésa Tallien, de Juliette Récamier et de Joséphine de Beauharnais.
Les Trois Grâces dansant, 1799, par Antonio Canova (1757-1822).
Portrait de Theresa Tallien en muse de la poésie par Jean-Baptiste Isabey (1767-1855).
Thérésa Cabarrus ou Madame Tallien (1773-1835) fut surnommée « Notre-Dame de Bon Secours » et « Notre-Dame de Thermidor » pour avoir aidé, pendant la Terreur, plusieurs centaines de condamnés à échapper à la guillotine. Emprisonnée, elle incita son amant et futur époux Jean-Lambert Tallien (1767-1820) à provoquer la chute de Robespierre (1758-1794).
Séduisante et cultivée, amie de nombreux artistes, conteuse et comédienne, elle tenait un salon prestigieux et fut l'un des joyaux du Directoire. Elle eut des enfants avec le vicomte et homme politique Paul Barras (1755-1829) et le financier Gabriel-Julien Ouvrard (1770-1846).
Elle arborait des tenues d'une grande sensualité, se parfumait au néroli et lança la mode des perruques blondes bouclées, confectionnées avec les cheveux des guillotinées. Ces perruques firent fureur au Ranelagh.
Muse et mécène, modèle et commanditaire des plus grands peintres, collectionneuse et initiatrice des modes, Juliette Récamier (1777-1844) reçut dans son salon toutes les personnes « importantes » de son temps.
Celle que l'on appelait « la belle des belles » était une étoile dont l'éclat et les connaissances aimantèrent les cercles littéraires et artistiques. Son influence sur les arts, les idées et la culture de son temps fut dominante. Épouse d'un banquier, elle gravita dans les milieux de pouvoir et fut initiée à de nombreux projets de conspiration contre Napoléon Ier qu'elle abhorrait. Elle fut l'amie de la sulfureuse, brillante et « féministe » Madame de Staël et l'égérie des plus grands artistes. Elle vécut avec Chateaubriand une passion flamboyante.
Buste en marbre de Juliette Récamier, 1805-1806, réalisé par Joseph Chinard (1756-1813).
Sa beauté, son charme et son intelligence rayonnèrent sur une foule d'admirateurs et firent des merveilles en Angleterre où elle se rendit en 1802. Elle y reçut un accueil digne d'une tête couronnée.
Son portrait, peint vers 1805 par François Baron Gérard (1770-1837) et surnommé «la Joconde de Carnavalet», est considéré comme l’un des plus beaux tableaux de l'histoire de l'art.
Juliette y apparaît « alanguie » sur une chaise « étrusque », dans un décor rappelant celui d’une salle de bains antique. Elle lança, sous le Directoire, la mode vestimentaire « à la grecque » et joua un rôle de première importance dans la diffusion du goût « Antique » qui allait prévaloir sous l'Empire.
Elle offrit le tableau, en 1808, à un de ses amoureux éconduits, le prince Auguste de Prusse qui lui fit parvenir ces mots enflammés « Pendant des heures entières, je regarde ce portrait enchanteur et je rêve un bonheur qui doit surpasser tout ce que l’imagination peut offrir de plus délicieux ».
Après la mort du prince, en 1843, la toile fut restituée à Juliette. Elle entra en 1860 dans les collections de la ville de Paris.
Juliette Récamier lança la mode de la robe blanche en mousseline de coton importée des Indes, vêtement à la fois luxueux et imprégné de simplicité qui s'inspirait très largement des tuniques gréco-romaines. Il s'agissait d'une révolution vestimentaire car les dames de la Cour arboraient jusque là des robes en soie très larges et colorées, à paniers.
Juliette Récamier en 1800, par Jacques Louis David (1748-1825).
Le blanc était sa couleur fétiche, précieux blanc de mousseline apprécié pour sa fluidité, sa légèreté et sa résistance.
Juliette Récamier par Alexandre-Évariste Fragonard (1780-1850).
Avec un tel vêtement, la femme devient une muse, investie du pouvoir des antiques déesses.
Les robes étaient agrémentées de nombreux ornements, comme les guirlandes de fleurs brodées ton sur ton. Les bras étaient le plus souvent nus ou couverts de manches translucides donnant à la tenue un côté aérien et angélique.
Portrait de Juliette Récamier, 1801, peint sur ivoire par Augustin Jean-Baptiste Jacques (1759-1832).
Portrait de Juliette Récamier, 1807, par Firmin Massot (1766-1849). Conservé au Musée des Beaux-Arts de Lyon. Portraitiste et peintre de genre, Firmin Massot était l'un des principaux représentants de l’École Genevoise de peinture de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle.
Eau-forte gravée en 1802 par Antoine Cardon (1739-1822), d'après une miniature de Richard Cosway (1742-1821), collection privée. (Trouvée sur le site du musée des Beaux-Arts de Lyon.)
Les accessoires étaient très importants pour Juliette Récamier. Elle raffolait des perles dont elle préférait l'éclat à celui des diamants et qui s'accordaient à merveille avec ses tenues. Elle arborait souvent un châle blanc en cachemire ou un voile de coton blanc, d'une finesse extrême, dans le but de camoufler très légèrement, tout en le sublimant, le grain de la peau. Elle portait des gants montants, parfois imprégnés de parfum, des bas en maille de coton, souvent brodés jusqu'aux chevilles, et des souliers en taffetas de soie blanche ou de couleur qui ressemblaient à des chaussons de ballerine.
Chaussure de Juliette Récamier, époque Restauration, en taffetas de soie lilas. (Paris, les Arts Décoratifs, musée de la Mode et du Textile.)
La Chambre ou Portrait de Juliette Récamier, huile sur bois peinte en 1826 par François-Louis Dejuinne (1786-1844).
Joséphine de Beauharnais (1763-1814) était aussi une « muse des modes ».
Portrait de Joséphine, 1805, par Pierre-Paul Prud'hon (1758-1823).
Cette élégante créole, de son vrai nom Marie-Josèphe Rose Tascher de la Pagerie, vit le jour à la Martinique et connut une jeunesse libre et dorée avant d'épouser, en 1779, le chevalier Alexandre de Beauharnais. Deux enfants, Eugène et Hortense, naquirent de cette union.
Six ans plus tard, séparée de son époux, elle vécut à Paris une vie mondaine en dépit de ses difficultés financières. Elle fut emprisonnée sous la Révolution et faillit connaître un sort funeste mais elle fut libérée après que son mari ait été guillotiné. Elle devint la maîtresse du jeune général Bonaparte et l’épousa quelques jours avant le début de la campagne d’Italie.
Elle fut couronnée impératrice en 1804 et cristallisa la haine du clan Bonaparte en raison d'un mode de vie souvent très libre et audacieux.
Elle exerça beaucoup d'influence sur son nouvel époux mais, ne pouvant lui donner un héritier, elle dut consentir au divorce le 15 février 1809.
Joséphine à la Malmaison, 1812, par Firmin Massot. (Musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg).
Mais l'Empereur qui l'aimait toujours lui accorda une somptueuse retraite au château de Malmaison et lui fit verser deux millions chaque année.
Les Trois Grâces par Antonio Canova (1757-1822).
Les amies des « Trois Grâces du Ranelagh » étaient appelées « Merveilleuses ».
Une Merveilleuse sous le Directoire.
Portrait de Juliette Récamier, vers 1799, par Eulalie Morin (1765-1837).
Ces jeunes femmes élégantes et audacieuses suivaient une mode féminine « à l'antique » qui reflétait une plus grande liberté des moeurs et tenait compte des formes et des mouvements du corps. Cette mode permettait de danser et de vaquer à ses occupations avec davantage d'aisance. Les Merveilleuses arboraient des vêtements de couleur claire qui faisaient référence aux tuniques de l'Antiquité. Elles les appelaient tuniques « à la Cérès » et « à la Minerve », robes « à la Flore », « à la Diane » ou « à l'Omphale » ou encore redingotes « à la Galatée ». Leur décolleté était souligné par un ruban. Leurs cheveux étaient bouclés et non poudrés. Elles étaient chaussées de sandales attachées au-dessus de la cheville par des rubans entrecroisés ou des lanières garnies de perles. L'abandon du corset, du panier et des accessoires qui entravaient la liberté du corps se fit en réaction contre la folie sanguinaire de la Révolution.
Sous les vastes allées ombragées du Ranelagh, les Merveilleuses avaient pour habitude de rencontrer les Incroyables ou Muscadins, leurs équivalents masculins, grand amateurs de tenues excentriques et de parfums précieux (musc, muscade...).
Au coeur de cette frénésie des plaisirs, auprès de Juliette Récamier et de Thérésa Tallien, évoluait la délicieuse Fortunée Hamelin (1776-1851).
Fortunée Hamelin en 1798 par Andrea Appiani (1754-1817).
De la Révolution Française au Second Empire, elle séduisit par son intelligence, sa turbulence et sa beauté de nombreuses personnalités artistiques et politiques. Bonaparte, Talleyrand, Chateaubriand, Victor Hugo, entre autres, succombèrent à ses charmes. Ce portrait la fait apparaître plutôt « sage » mais la réalité était bien différente. Elle descendit un jour les Champs-Élysées seins nus et faillit provoquer une émeute. Elle était accompagnée de Madame de Châteaurenard, férue d'occultisme et surnommée Minerve et de l'excentrique Madame de Crény qui avait lancé la mode de chapeaux très originaux et d'énormes noeuds attachés dans la chevelure.
Certaines Merveilleuses se rendirent dans les jardins publics parisiens et notamment au Ranelagh vêtues de robes de gaze si diaphanes qu'on disait qu'elles portaient de « l'air tissu ». Le public fut très divisé sur la question. Si de nombreux messieurs appréciaient particulièrement la situation, des voix s'élevèrent pour dénoncer une atteinte impardonnable aux bonnes moeurs. Les « ultra Merveilleuses » durent alors renoncer à cette mise en scène de leur nudité.
Ces attitudes débridées étaient une manière d'exorciser les violences révolutionnaires. Dans ce contexte « épidermique », les Merveilleuses et les Muscadins qui avaient perdu des membres de leur famille pendant la Terreur éprouvaient le besoin de faire leur deuil de manière théâtrale et « inconvenante ».
Le temps des « Grâces » disparut lorsque les pays européens s'allièrent contre l'Empire de Napoléon et l'occupation de la capitale par les cosaques, après la Bataille de Paris, le 30 mars 1814, eut raison de l'âge d'or du Ranelagh.
Les cosaques pillèrent le Ranelagh afin de récupérer du bois de chauffage. Ces « guerriers indomptables », venus des steppes du sud de la Russie et de l'Ukraine, avaient intégré, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, les troupes tsaristes. Leur férocité légendaire était fortement redoutée.
En 1818, le Ranelagh fut reconstruit pour retrouver sa vocation première. On le transforma en bal en 1830 puis on le détruisit en 1848 et le nouveau Ranelagh fut aménagé à partir de 1860.
Le Ranelagh est remarquable par ses grands arbres qui dessinent de majestueuses voûtes de verdure. Certains sont âgés de plus de deux cents ans.
Au fil des saisons, on se régale à contempler les métamorphoses de la lumière dans les feuillages.
Au fil des allées, des statues Belle Époque se dévoilent dans cet écrin romantique de verdure et de fleurs.
Le marbre de Caïn, réalisé en 1871 par le sculpteur nantais Joseph-Michel Caillé (1836-1881).
« Méditation », aux charmes empreints de volupté.
Ce marbre naquit, en 1882, sous le ciseau d'Edme Anthony Paul Noël, dit Tony Noël (1845-1909). Ce sculpteur très prolifique travailla pour le Louvre après la destruction des Tuileries, le Grand Palais, l'Hôtel de Ville de Paris (…) et réalisa de nombreux portraits sculptés (Molière, Le Nôtre, La Boétie, Roméo et Juliette...) ainsi que des monuments commémoratifs.
Un pêcheur ramène dans ses filets la tête d'Orphée.
Démembré par les Bacchantes jalouses de son amour pour la belle Eurydice, Orphée fut jeté dans le fleuve Euros au large de l'île de Lesbos, terre d'ivresse poétique.
Le mouvement imprègne l'oeuvre, datée de 1883 et signée Louis Eugène Longepied (1849-1888).
La lumière nous attire dans un cercle de verdure émaillé de fleurs chatoyantes.
D'après la légende, des chants mystérieux émanent de la tombe d'Orphée et des statues qui le représentent, entre ombre et lumière, aux changements de saison, quand le vent éparpille les nuages et les couleurs de la nuit... On dit aussi que le « souffle d'Orphée » propage les voeux d'amour et fait croître la végétation.
Je clos sur cette évocation poétique le premier chapitre de cette promenade et je vous donne rendez-vous, dans quelques jours, au pied du monument commémoratif à Jean de la Fontaine. Le fabuliste attend au Ranelagh les amoureux des Belles-Lettres et les visiteurs qui ont conservé leur âme d'enfant...
A bientôt donc si vous le désirez...
Bibliographie
CASTELOT André: Napoléon. Paris: Tallandier, 1969.
HERRIOT Édouard: Madame Récamier et ses amis. Paris: Plon-Nourrit, 1909.
JOANNE Adolphe: Paris illustré. Paris: Hachette, 1863.
KJELLBERG Pierre: Le nouveau guide des statues de Paris. Paris: la Bibliothèque des Arts, 1988.
PESSARD Gustave: Nouveau dictionnaire historique de Paris. Paris: Lejay, 1904.
Merci de votre fidélité, gros bisous!