Bonne fête maman, bonne fête à toutes les mamans...
La Pagode Loo
A l'angle de la rue de Courcelles et de la rue Rembrandt, dans le 8e arrondissement de Paris, se dresse une fascinante maison rouge.
A quelques encablures du Parc Monceau, elle apparaît, un brin mystérieuse parmi les immeubles haussmanniens. Est-elle décor de théâtre, temple ou rêve échoué dans la réalité? Quoi qu'il en soit, sa couleur, sa hauteur et son architecture inattendues attisent la curiosité des passants.
Singulière sous le ciel de Paris, avec ses volumes élégants et sa peau « sang de boeuf » caressée par la lumière, la Pagode reflète la passion de son premier propriétaire, l'antiquaire Ching-Tsai Loo (1880-1957), pour les arts de l'Asie.
Ce chinois ambitieux, originaire de la province méridionale du Zhejiang, s'établit à Paris au début du XXe siècle et devint le plus fameux spécialiste du commerce d'antiquités orientales que connut son époque.
(Photographie Chine-informations.com. )
Il acquit en 1922, rue de Courcelles, un hôtel particulier où se mêlaient styles Louis-Philippe et Napoléon III (visible à gauche sur la photographie ancienne). Il voulait y installer ses collections mais comme il trouvait le bâtiment trop petit, il fit construire, entre 1926 et 1928, une maison rouge en forme de pagode par l'architecte François Bloch. L'écrivain Marcel Proust (1871-1922) a vécu dans l'immeuble situé en face de cet élégant manoir.
Le nouvel édifice, d'une superficie de 800 m2, séduisit par son charme insolite les habitants des luxueuses propriétés de la Plaine Monceau. Il rayonna sur un quartier qui s'était considérablement transformé sous l’impulsion du Baron Haussmann.
Parmi les richissimes demeures de mécènes et de collectionneurs, à l'instar des Camondo, des Menier, des André ou des Rothschild, la maison Loo devint un haut lieu d'échanges artistiques et commerciaux.
Grâce à Ching-Tsai Loo, de prestigieux cabinets de curiosités privés se constituèrent et plusieurs musées d'art asiatiques, comme le musée Guimet à Paris, le British Museum à Londres et le Metropolitan Museum à New York, enrichirent considérablement leurs collections.
Ce roman décrit le parcours d'un jeune homme appelé Huan Wen, issu d'une famille de paysans « totalement dépourvue de culture savante » et devenu cuisinier au service de Zhang Jinjiang, troisième conseiller à l'ambassade de Chine à Paris. Après son arrivée dans la capitale en 1902, Huan s'imposa comme l'homme de confiance du puissant dignitaire. Il allait réceptionner à la Douane des marchandises précieuses (thé, soie, laques fines, antiquités) pour approvisionner le magasin que Zhang Jinjiang avait ouvert Place de la Madeleine.
Rusé, tenace et brillant d'intelligence, il ouvrit en 1908 sa première galerie rue Taitbout, dans le 9e arrondissement de Paris et prit le nom de Ching Tsai Loo. En Orient comme en Occident, il s'imposa dans le monde des arts grâce à un réseau de clients fidèles et de riches associés.
Chaque année, à la différence de ses concurrents, il se rendait en Chine par le Transsibérien et collectait des objets magnifiques grâce aux solides appuis dont il bénéficiait dans le gouvernement de Sun Yat-Sen, suite à la proclamation de la République chinoise en octobre 1911.
Pendant l'hiver 1914, dans un train qui se dirigeait vers New York, il fit la connaissance de Charles Lang Freer, richissime fabricant de voitures et collectionneur d'antiquités chinoises. Après cette rencontre déterminante, il ouvrit un magasin d'objets d'art asiatiques sur la Cinquième Avenue à New York et côtoya les plus importants collectionneurs de son époque: les Rockefeller, les Morgan, les Vanderbilt...
(Image PagodaParis)
Ce personnage complexe fut honoré en Occident mais désavoué dans son pays après la Révolution de 1949 et l'instauration de la République populaire de Mao Zedong. Ses associés furent assassinés. On l'accusa d'avoir pillé les trésors nationaux et il échappa de peu à un sort funeste.
Il revint en France et développa des relations amicales avec les conservateurs des musées du monde entier. Grand philanthrope, il offrit de nombreuses oeuvres au British Museum de Londres, au Nelson-Atkins Museum of Arts de Kansas City, au Museum of Fine Arts de Boston et surtout au musée Guimet de Paris auquel il légua, en 1957, sa collection de jades antiques.
(Éloge de l'Art.com)
Ce masque figurant une tête de jaguar date de la dynastie Zhou (1027-770 avant J.-C.).
Dans un subtil jeu de courbes et de contre-courbes, deux dragons Zhi affrontés forment les anses de cette petite tasse d'époque Ming (1368-1644), conservée au musée Guimet. Son traitement fluide est magnifié par la translucidité de la matière: un jade vert d'eau légèrement veiné de brun. Elle constituait une pièce de choix pour des cabinets de lettrés.
D'autres pièces sont tout aussi remarquables...
Cette tête, offerte en 1920 au musée Cernuschi par Ching-Tsai Loo, représente un pratyeka buddha, identifiable par son chignon «en colimaçon». Un pratyeka buddha est un Éveillé qui occupe une place intermédiaire entre les buddhas et les bodhisattvas.
« Le terme sanskrit bodhisattva désigne des êtres (sattva), humains ou divins, qui ont atteint l'état d'éveil (bodhi). Ils devraient donc porter logiquement le nom de buddha (« éveillé ») et être à jamais libérés des contingences existentielles. Mais le bouddhisme enseigne que certains buddhas suspendent, par compassion pour leurs semblables, leur entrée dans le nirvana et veillent sur les hommes à la façon des anges gardiens. » (Définition Encyclopédia Universalis).
Buddha «L'Éveillé» désigne toute personne libérée des contraintes de son corps, étant ainsi parvenue à un état supérieur d'élévation spirituelle ; terme faisant souvent référence à un prince vivant en Inde au VIe siècle avant notre ère : Siddharta Gautama dit «le Bouddha».
Très appréciée pour la luxuriance de son décor intérieur, la Pagode de la rue de Courcelles abrita, pendant plusieurs décennies, la galerie C.T. Loo&Cie qui se rendit célèbre en fabriquant, sur commande, des meubles vernis de laque craquelée. La galerie s’est installée, en juin 2011, dans le 7ème arrondissement de Paris.
A l'époque de monsieur Loo, la Pagode constituait un écrin pour des objets d'un raffinement extrême: lits à opium, porcelaines impériales, panneaux laqués, boiseries indiennes importées du Rajâsthan au XVIIIe siècle, plafond à caissons, chaises de lettrés, jades, tête de Bouddha du Gandhâra...
Une porte de lune permettait de découvrir un cabinet de curiosités, des murs lambrissés et des paravents somptueux.
Cette maison d'antiquités a été tenue par le petit-fils de Monsieur Loo, Michel Cardosi, mais, trop endommagée par les griffes du temps, elle a dû subir une importante réfection.
Après deux ans de travaux, elle a rouvert ses portes au public le 12 Octobre 2012. Elle est désormais destinée à accueillir des expositions, des évènements culturels et des ventes d’art asiatique. Les visiteurs pourront également découvrir la bibliothèque privée de Ching Tsai Loo, un lieu exceptionnel qui abrite plus de 2000 livres, 3000 catalogues d’art, 3000 photographies et la correspondance de l'ancien maître des lieux.
Les canards mandarins, symboles d'amour et de fidélité. (Image PagodaParis)
Année après année, la Pagode a attiré les collectionneurs et les artistes, venus y nourrir leur imagination.
Janine Loo, la quatrième fille de monsieur Loo, prit en 1947, à la demande de son père la direction de la Pagode. Née dans un train, en 1920, entre Poitiers et Angoulême, la jeune femme avait hérité la passion de sa famille pour l'art et les voyages. Elle épousa le poète et journaliste Pierre Emmanuel (1916-1984), en 1952 et se lia d'amitié avec le psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981).
Après une labyrinthite (inflammation de l'oreille interne) suivie de crises de mélancolie, Janine Loo se mit à dessiner ce qui lui venait à l'esprit sur des morceaux de papier épars. Puis elle accola ses créations et élabora des historiettes à travers un « itinéraire inconscient ». Naquirent deux bandes dessinées intitulées Mon ami le séducteur et Les petits dépressifs.
Elle demanda son avis à Jacques Lacan qui ajouta « pour s'amuser » des commentaires sous ses créations. Cette rencontre amicale et littéraire engendra l'ouvrage Entrelacs. Les deux amis ne manquaient pas de faire remarquer qu'ils avaient les mêmes initiales...
L'écrivain Patrick Modiano, né en 1945 et gratifié du Prix Goncourt en 1978 pour Rue des boutiques obscures, écrivit ses premiers romans avec « vue sur la Pagode ». Celle-ci apparaît sur la couverture de son roman Quartier Perdu dont je vous livre quelques mots en avant-bouche, sans trop dévoiler les subtilités de l'intrigue...
« Un dimanche de juillet, Ambrose Guise arrive à Paris. Il ne trouve personne. Sauf les statues. Une ville fantôme, lui semble-t-il, après un bombardement et l'exode de ses habitants. Auteur de romans policiers anglais, il vient rencontrer son éditeur japonais. Mais il va profiter de ce voyage pour élucider les mystères de son passé, du temps où il était français et s'appelait Jean Dekker, il y a vingt ans. Il fait alors surgir dans un Paris crépusculaire, halluciné, des lieux étranges : une chambre secrète rue de Courcelles, en face d'une pagode ; un grand rez-de-chaussée donnant sur un jardin, place de l'Alma. Il réveille les spectres de Georges Maillot, au volant de sa voiture blanche, de Carmen Blin, Ghita Wattier, des Hayward... Tout un quartier perdu de la mémoire est ainsi revisité, et délivre le secret de ses charmes, et de ses sortilèges. »
L'architecture de la Pagode
Cette envoûtante demeure domine, de ses quatre étages, la place Gérard Oury, appelée autrefois place du Pérou. Ses toits et ses auvents aux extrémités courbes, ses tuiles vernissées et son décor raffiné font voyager le regard vers des cimes de poésie. Le toit terrasse du petit pavillon qui lui est adossé est accessible par un passage dérobé.
Afin de tamiser la lumière, de fines grilles dessinent un maillage géométrique sur chacune des fenêtres.
On aperçoit au premier étage, derrière les fines colonnes qui rythment la façade, un petit balcon où se retrouvaient autrefois les collectionneurs venus rendre visite à Ching Tsai Loo. Une fois par an, le célèbre marchand organisait dans son « palais des arts » de fastueuses fêtes mondaines, prisées du tout-Paris et de ses clients internationaux.
Au-dessus de l'élégant portail en bois précieux, s'étire une frise de créatures fantastiques et de part et d'autre du linteau, marqué du nom du propriétaire, combattent des animaux fabuleux.
Dominant l'entrée et son toit aux extrémités recourbées, des créatures aux lignes ondulantes s'appliquent à repousser les esprits néfastes qui voudraient s'introduire dans le bâtiment.
Cette fonction est aussi dévolue aux tuiles faîtières qui arborent un décor raffiné tout en assurant la cohésion des parties supérieures de l'édifice. Réputées protéger la demeure contre les incendies et contrer les êtres malveillants, elles représentent des monstres aquatiques pourvus d'une queue relevée en forme de point d'interrogation.
Ces créatures sont appelées « Chiwei » ou « queue de hibou ». D'après une très ancienne légende, un poisson mythique qui ressemblait à un gros hibou pouvait éteindre les incendies en « levant les flots ». Il fut placé, de manière stylisée, en bordure des toits et remplacé par un dragon sous la dynastie Qing (1644-1912).
Certains auteurs comparent les créatures dressées au sommet du porche d'entrée à des mingqis, objets funéraires très répandus dans les sépultures de la Chine antique, mais il s'agit plus vraisemblablement de kuilongzi, personnages qui avancent, en file indienne, sur le rebord des avant-toits des temples et des pagodes.
L'ornementation des bords du toit est une constante dans l'architecture chinoise. Les tuiles faîtières en grès, revêtues de glaçures plombifères, et les petits personnages juchés au sommet des habitations ont des vertus magiques et protectrices. Ils jouent aussi le rôle de messagers et d'intercesseurs entre le monde humain et celui des génies, des ancêtres et des dieux.
Emblème funéraire, symbole de vigilance et de régénération, le poisson apparaît sur les poteries néolithiques. Lors des fêtes printanières, des petits poissons en céramique étaient posés près des cours d'eau pour marquer les passages entre les mondes et signifier la présence des âmes des Ancêtres.
Dans la Chine ancienne, le poisson (yü) était un symbole de richesse, de bonheur et d'abondance, un protecteur et un gardien des plaisirs régnant sur « les jeux érotiques des nuages et de la pluie. »
Il favorise la réussite et l'harmonie entre les époux. Il saisit le mal dans sa gueule, nous rappelant qu'il descend d'une monstrueuse créature primordiale née dans les abysses aquatiques.
Monsieur Loo connut sans conteste le succès professionnel mais il fit de nombreuses entorses à son « contrat conjugal »...
Célébré le sixième jour de la première lune de l'année, le cheval incarne le mélange harmonieux du yin et du yang. Il est aussi l'Étoile, l'animal héraldique de la 25ème constellation zodiacale.
Symbole de vitesse, de rapidité et de longévité, il est la monture des Immortels et celle du mythique Empereur Jaune. L'Ancêtre des Chevaux est un puissant génie protecteur.
Esprit du Vent, messager des Écritures Sacrées, le cheval tisse les mots dans sa course. Il a des ancêtres communs avec le ver à soie.
Avant le Nouvel An, on offrait au Dieu du Foyer un cheval en céramique ou en papier pour que les voeux voyagent en toute aisance vers le ciel.
Le cheval représente aussi la réussite professionnelle.
Les bêtes écailleuses éloignent les êtres malfaisants et la mauvaise fortune, à l'instar des oiseaux dont les chants mélodieux engendrent la félicité.
Ching Tsai Loo avait coutume de dire « L'art ne devrait avoir aucune frontière et devrait, au contraire, être une source de joie pour les peuples à travers le monde ». Il aimait particulièrement les mots du poète Victor Segalen, infatigable voyageur et grand amoureux des trésors de la Chine. En 1916, dans le recueil Peintures, Segalen décrit un cortège de chevaux qui s'étire dans la paysage en transportant des objets anciens.
« C'est donc un défilé horizontal de choses précieuses, venant de par toute la terre, marchant vers le même but pour se composer en un même lieu, aux pieds de quelqu'un ».
Ce « quelqu'un » était un homme à la vie romanesque dont le souvenir perdure à travers un édifice remarquable, un rêve de collectionneur que je vous invite à visiter...
Mythique Immortel, Gardien du porche et Chasseur de Démons...
Bibliographie
Alfred FIERRO: Histoire et mémoire du nom des rues de Paris. Parigramme, 1999.
L'ouvrage de Géraldine LENAIN dont je vous ai précédemment parlé.
Maurice L TOURNIER: L'imaginaire et la symbolique dans la Chine ancienne. L'Harmattan, 1991.
Informations pratiques
Adresse de la Pagode: 48, rue de Courcelles.
Il faut emprunter la ligne 2 du métro et descendre à l'arrêt « Courcelles ».
Vous pouvez aussi traverser le Parc Monceau et rejoindre la rue Rembrandt. La Pagode se situe au bout de la rue, au croisement avec la rue de Courcelles.
Pour connaître les prochaines expositions qui se dérouleront à la Pagode, vous pouvez vous rendre sur le site www.pagodaparis.com.
Les amateurs d'antiquités orientales apprécieront de découvrir le Comptoir Français de l’Orient et de la Chine ou C.F.O.C. Il se situe de l’autre côté de la rue de Courcelles, à l’angle du boulevard Haussmann.
Et bien sûr, des visites au Musée Cernuschi et au Musée Guimet ne pourront que susciter l'émerveillement...
« Les objets d'art parcourent le monde tels des ambassadeurs silencieux. » Ching Tsai Loo, 1956.
Merci pour vos visites et vos commentaires, sans oublier les mails et les courriers d'amitié que je reçois avec grand plaisir... Je pense à vous!